L’exposition photographique “Les conséquences. Les feminicides et le regard de celles et ceux qui restent” de la photographe et journaliste Stefania Prandi est le résultat d’un travail de trois ans, de rencontres et entretiens avec des familles de femmes victimes de féminicide en Italie. Dans son livre Prandi explique pourquoi nous ne voyons pas de familles de victimes étrangères ou d’origine étrangère dans ce projet.
En faisant le lien avec le Luxembourg, Jessica Lopes nous donne ici quelques pistes pour comprendre l’invisibilisation et la vulnérabilité particulière des femmes non-européennes à des situations de violence de genre, dans le cadre de la réalité administrative et du statut de ressortissant(e) de pays tiers à Luxembourg.
L’invisibilisation des femmes non-européennes dans le contexte de la violence basée sur le genre
de Jessica Lopes *
Attention:
! Ce document traite d’une matière complexe qui, pour des raisons de compréhension, a été simplifiée. Les termes utilisés ne sont pas toujours les termes juridiques corrects et certains aspects ont été résumés ! Ce document va se focaliser sur les femmes migrantes et ne va pas rentrer dans le détail des particularités de la situation des femmes demandeuses de protection internationale comme il s’agit d’un sujet à part entière.
Ressortissante de pays tiers, qu’est ce que cela signifie?
Afin de commencer cette reflexion, il est important de bien comprendre ce que cela veut dire d’être une femme “non-européenne” ou plus précisément d’être une “ressortissante de pays tiers”.
Ce que ce document souhaite éclairer n’est pas le ressenti des femmes qui immigrent au Luxembourg à partir d’un pays non-européen. Les expériences peuvent être multiples et diverses et elles peuvent dépendre de nombreux aspects: classe, couleur de peau, état civil, orientation sexuelle et autre. Indépendamment de toutes ces différences, les femmes qui émigrent vers l’Europe rentrent toutes, une fois arrivées au Luxembourg, dans une catégorie administrative: celle de ressortissante de pays tiers.
Pour faciliter la compréhension de ce que cela veut dire, il faut s’imaginer qu’il existe 3 catégories principales:
- Les citoyens Luxembourgeois
- Les citoyens de l’Union Européenne (et pays assimilés)
- Les ressortissant de pays tiers
Les personnes ayant la nationalité luxembourgeoise peuvent résider au Luxembourg inconditionnellement. Personne ne peut leur dire de quitter le territoire. La personne luxembourgeoise a également le droit (et l’obligation!) de voter.
Les personnes ayant la nationalité d’un pays de l’Union européenne ou d’un pays assimilé (Norvège, Islande, Lichtenstein et Suisse) ont le droit de résider au Luxembourg tant qu’elles ne deviennent pas “une charge déraisonnable pour l’Etat”. Cette condition est large et n’est pas davantage détaillée dans la loi. En pratique, les personnes européennes ne sont pas expulsées vers leur pays d’origine mais peuvent se faire retirer leur carte d’enregistrement si elles deviennent une “charge déraisonnable pour l’Etat”, ce qui met fin à tout transfert social.
Les personnes ressortissantes de pays tiers, elles, doivent avoir une “bonne raison” pour résider au Luxembourg et doivent remplir de nombreux critères. Si cette “bonne raison” cesse d’exister, le droit au séjour est souvent retiré.
Il faut s’imaginer qu’une personne non-européenne ne peut pas simplement arriver au Luxembourg et chercher du travail ou s’installer. La demande de séjour doit toujours être faite avant l’arrivée sur le territoire et il doit y avoir un accord préalable. Une personne ressortissante de pays tiers peut être expulsée vers son pays d’origine si la situation de séjour n’est pas régulière, donc si elle n’a pas de titre de séjour valable.
Pour résumer: toute ressortissante de pays tiers, pour avoir le droit de vivre au Luxembourg, doit toujours justifier d’une raison valable. Un employeur, un conjoint, des études… Le droit de vivre au Luxembourg dépend toujours de quelque chose ou de quelqu’un.
Cette situation particulière, c’est-à-dire ce droit de résidence très conditionnel, les rend plus vulnérables à la violence fondée sur le genre, mais aussi à l’exploitation par le travail.
La peur de la perte du droit de séjour ou de l’expulsion: raison d’invisibilisation de situations (potentiellement) dangereuses
Avant de pouvoir avoir le droit de séjourner au Luxembourg, de nombreuses femmes ont dû passer par un véritable “parcours de la combattante”. Le nombre de conditions à remplir ainsi que la bureaucratie très lourde font que l’obtention d’une autorisation de séjour est très souvent vécu comme une vraie victoire. Pas tout le monde y arrive et quand on obtient le droit au séjour, on ne veut surtout pas le perdre! Ceci est surtout vrai pour les femmes originaires de pays ou la situation politique, économique et/ou sociale n’est pas favorable.
Cela a comme conséquence que les femmes ressortissantes de pays tiers peuvent adopter une posture de discrétion. Elles peuvent ne pas vouloir attirer de l’attention sur leur situation administrative. Elles se font discrètes, petites et invisibles par peur que leur prise de parole puisse avoir des conséquences sur leur droit de séjour ou par peur de se retrouver à la rue, sans travail, sans adresse et donc ne plus remplir les conditions pour le maintien du droit de séjour.
Pour les femmes qui résident au Luxembourg de façon irrégulière, c’est-à-dire celles qui n’ont pas d’autorisation de séjour, la situation est encore plus difficile. Populairement appelé une “sans-papiers”, la femme qui n’a pas le droit de séjour va souvent vivre cachée: travailler sans contrat, souvent dans des maisons de particuliers, dans les métiers du care ou alors dans l’HORECA. Vivre cachée est en quelque sorte une condition pour ne pas risquer l’expulsion. Lorsque la femme sans-papiers est victime de violence et d’exploitation, demander de l’aide peut aussi être un risque. Les femmes victimes de violence sont encouragées à appeler la police, cependant pour une femme sans-papiers, appeler la police est lié à d’autres conséquences. Appeler la police signifie aussi se dévoiler, c’est-à-dire informer les autorités de son séjour irrégulier et cela sans garantie de protection.
Évidemment cela s’ajoute à toutes les autres peurs qu’elles partagent avec toutes les femmes victimes de violence: la peur pour d’autres membres de famille, un sentiment de culpabilité, une contrainte économique etc.
La difficulté d’accès et les potentielles barrières
Pour les femmes non-européennes, porter plainte, dénoncer son agresseur ou simplement sortir d’une situation de violence peut être lié à beaucoup de barrières:
La barrière linguistique
La femme ne parle pas les langues officielles du Luxembourg.
La femme a du mal à s’exprimer dans les langues officielles du Luxembourg.
La femme n’a pas accès à l’information, car elle n’existe pas en une langue qu’elle comprenne.
La barrière culturelle
Les relations de pouvoir, les menaces et les contraintes peuvent être vécues de façon différente selon les différents univers culturels. Ce qui est ressenti comme un menace grave par une femme, peut être normalisé par une autre.
L’accessibilité des services
Des horaires de services qui ne correspondent pas à la victime aux conditions d’accès (p.ex. être résidente au Luxembourg, avoir déjà porté plainte etc.), les raisons qui rendent l’accès à l’aide plus difficile peuvent être nombreuses.
Manque d’informations / Informations contradictoires
La grande majorité de victimes n’a pas une idée claire de comment sera traitée une plainte pour violence et de ces éventuelles conséquences. Les informations sur ces droits ne sont pas toujours claires, ni accessibles. Les femmes ne maîtrisent pas toujours la littératie numérique.
Le manque de réseau, le manque de ressources
Comme l’exposition de Stefania Prandi le montre très bien, la visibilisation des femmes mortes aux mains de leur conjoint ou ex-conjoint se fait à travers la lutte de ceux qui restent, souvent les femmes membres de la famille. Cependant les amies, les proches et les membres de famille n’ont pas toujours la possibilité et les ressources pour mener cette lutte.
Dans le contexte migratoire, cela peut s’avérer bien plus difficile pour de multiples raisons:
- l’éloignement géographique des proches (méconnaissance de la situation, incapacité de se déplacer et de passer les frontières, perte de contact etc.)
- les barrières linguistiques/administratives/culturelles que peuvent rencontrer les proches (information non accessible, carcan juridique etc.)
- la clandestinité qui invisibilise les femmes au point de les rendre inexistantes même dans les statistiques des femmes tuées ou disparues (personne ne les réclame, donc elles deviennent les “missing” missing.) Ceci est particulièrement vrai pour les femmes qui sont victimes de réseaux de prostitution et tout autre type de traffic des êtres humains.
Mot de la fin:
Les migrantes non-européennes victimes de violences obtiennent rarement justice et, afin que cela change, il est essentiel de prendre en considération la particularité de leur situation. Tout d’abord il serait important de tout miser sur la prévention et de donner les conditions aux femmes de pouvoir sortir du silence sans se mettre en danger: il serait donc important de garantir qu’une femme sans-papiers qui dénonce une situation de violence ou d’exploitation grave ne puisse pas, en conséquence, être expulsée dans son pays d’origine. Sans cette garantie, les femmes les plus vulnérabilisées de la société ne sortiront pas du silence.
Ensuite, il est essentiel d’offrir un soutien dans un cadre adapté aux femmes qui ont osé parler. Il faut pour cela miser sur une prise en charge pluridisciplinaire et multilinguistique qui prend en considération les différences et préférences culturelles des femmes et qui sont sensibles aux difficultés accrues qu’entraîne un contexte migratoire. Des groupes de travail pluriministériels seraient primordiaux pour couvrir tous les aspects: l’accès au travail et donc l’indépendance financière, les papiers, la santé, la justice et l’éducation.
Jessica Lopes, master en sociologie, assistante sociale à l’ASTI (Association de Soutien aux Travailleurs Immigrés asbl), membre de la plateforme JIF Luxembourg.
Jessica Lopes a organisé une visite à l’exposition photographique “Les Conséquences”, sur le thème de l’invisibilisation et de la vulnérabilité particulière des femmes non-européennes à des situations de violence de genre, dans le cadre de la réalité administrative et du statut de ressortissant(e) de pays tiers à Luxembourg.
Pour en savoir davantage sur le projet “Les Conséquences” Thematic file