de Frédéric Mertens de Wilmars (*)
En 2007, l’Espagne adopta la Loi organique d’égalité effective entre les femmes et les hommes (LEFH) (1) . Ce texte, toujours en vigueur, avait la prétention d’appréhender tous les aspects de la société dans la perspective d’une égalité réelle entre les femmes et les hommes. La nature constitutionnelle de cette loi reflète l’importance et le caractère transversal de son contenu.
1. En quoi la LEFH était nouvelle en Espagne?
Comme dans le cas de la loi sur la Protection intégrale contre la violence de genre (2), les gouvernements successifs qui promouvaient ces textes, avec un certain triomphalisme, avaient l’idée que la société espagnole était au début de la fin de l’inégalité des rôles dans la famille, de la violence de genre et de la discrimination à l’égard des femmes.
En 2019, la liste des victimes de la violence de genre est toujours trop grande. La brèche salariale et l’inégalité dans les prises de décision marquent encore les secteurs économiques, politiques et sociaux. Certes, des avancées ont été réalisées mais il reste de nombreux domaines dans lesquels les femmes sont reléguées à une position inférieure, l’éducatif étant le plus complexe et plus difficile à transformer.
La LEFH a été critiquée dans de nombreux secteurs au motif qu’il s’agissait plus d’une “loi de propagande” qu’une loi apportant des améliorations concrètes. Il était possible d’aller plus loin, et déjà au cours des travaux préparatoires de la loi, de nombreuses améliorations avaient été proposées et furent abandonnées dès le debut. C’était le cas de normes plus strictes en matière d’égalité de rémunération dans le travail ou de participation équilibrée aux élections syndicales, par exemple.
La loi sur l’égalité comprend deux groupes de normes distinctes: celles qui visent à poser les fondements conceptuels de la tutelle contre la discrimination de genre; d’autres qui apportent certaines améliorations spécifiques. Le premier ensemble de dispositions constitue la colonne vertébrale de loi en établissant les principes et les éléments que déterminent l’égalité concrète entre femmes et hommes. Le deuxième introduit des réformes importantes comme l’égalité entre les congés de maternité et de paternité, l’application de l’égalité dans l’accès aux biens et services, en particulier dans le cadre du contrat d’assurance, ou encore l’introduction du principe de la participation équilibrée sur les listes électorales et aux postes de décision.
Contrairement à ce que l’on a pu dire, il ne s’agit pas non plus d’une loi sur les quotas. Le principe de participation équilibrée selon lequel au moins un sexe représente 40% et au maximum 60% ne s’applique qu’aux listes électorales et aux postes de décision.
Outre les améliorations concrètes qui ont été apportées, la loi sur l’égalité a jeté ni plus ni moins les fondements conceptuels de la protection contre la discrimination fondée sur le genre. C’est là que se trouve son contenu le plus transcendant et le plus important. Les fondements devraient servir à soutenir les améliorations juridiques futures, les développements réglementaires, les conventions collectives ainsi que les revendications pour un égalité de genre concrète.
On peut résumer le contenu de la LEFH de la manière suivante. D’abord, la considération de l’égalité, non seulement en tant que valeur fondamentale ou principe constitutionnel, mais également en tant que “droit à l’égalité de traitement et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes (article 1)”, avec un contenu large, une universalité objective, une application territoriale, ou encore la vocation à l’efficacité (articles 2 et 3).
Ensuite, on y trouve une meilleure appréhension normative des concepts bonne foi au travail (article 5), de discrimination directe et indirecte (article 6), de harcèlement sexuel et sexiste (article 7) ou encore de preuve de discrimination (article 13). Les améliorations sont nombreuses et très significatives. Par exemple, le qualificatif “non désiré” de la notion de harcèlement sexuel et sexiste est éliminé dans la conviction que ce qui est défini comme offensant est, en règle générale, non désiré. Par ailleurs, tout traitement défavorable aux femmes lié à la grossesse ou à la maternité (article 8) ainsi que la prise en compte sexiste de la discrimination fondée sur l’exercice du droit de conciliation, sont expressément qualifiés de discriminations directes commises par les hommes (article 44).
Enfin, la LEFH incarne le principe de transversalité de l’égalité entre les femmes et les hommes au sein de l’action des pouvoirs publics (article 15), en précisant, à cette fin, quels sont les critères d’actions (article 14), mais aussi les stratégies destinées à sa mise en œuvre : plans d’égalité publique (article 17); rapports d’impact sur le genre (article 19), statistiques ventilées par genre (article 20); collaboration entre administrations, etc. Dans chacun de ces stratégies de transversalité, désormais appliquées au secteur privé, figurent les plans pour l’égalité (articles 45 à 49), et l’intégration de l’égalité des femmes et des hommes dans la responsabilité des entreprises (articles 73 à 75).
En définitive la LEFH intègre une nouvelle conception des lois sur l’égalité, qui ne sont plus conçues comme des lois sectorielles visant à éliminer les différences de traitement spécifiques détectées selon un jugement de comparaison, mais comme des lois transversales visant à éliminer les préjugés fondés sur le genre.
2. Qu’a-t-elle changé depuis?
A l’instar de toutes les politiques relatives au genre, et plus généralement toutes les politiques sociales, la LEFH a souffert des impacts des coupes budgétaires de la dernière crise économique qui frappa durement le pays. Ainsi, la réforme du travail a entraîné une régression de la réglementation de certains droits liés à la conciliation «famille-travail», telle la mise en œuvre du congé de paternité dont la pleine égalité avec celui de la maternité remonte au mois d’avril…2019. La raison d’un tel retard est à trouver dans les lois des finances successives qui reportaient son application d’année en année.
La même crise économique bloqua longtemps l’approbation et la mise en œuvre des plans d’égalité dans les entreprises. D’une part, les syndicats craignaient une perte de postes de travail en raison des exigences de la LEFH comme l’instauration obligatoire d’un plan d’égalité dans les moyennes et grandes entreprises. D’autre part, faute de moyens budgétaires, les subventions publiques pour les plans d’égalité disparurent rapidement.
Malgré cela les fondements de la LEFH sont restés inchangés, grâce notamment à l’appui de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et du Tribunal suprême espagnol. Ainsi, la CJUE déclara discriminatoires en raison du sexe, la titularité féminine du permis d’allaitement (3) ainsi que le décompte des heures non prestées dans le cadre d’un travail à temps partiel (4). Quant à la haute juridiction espagnole, on peut souligner l’utilisation qu’elle fit du critère interprétatif d’une égalité effective (article 4 de la LEFH) pour appliquer les cotisations pour la naissance à l’assurance-vieillesse et invalidité obligatoire (5).
Nombreuses sont les affaires qui ont été tranchées à la lumière de la LEFH et la plupart des domaines ou branches du Droit ont fait l’objet d’interprétation et de décisions veillant au respect de l’égalité de genre : égalité rétributive, harcèlement sexuel, discriminations liées à la (pré)maternité, conciliation travail-famille, etc. De manière plus générale, les juges espagnols ont à se prononcer maintes fois sur les questions de discrimination directe ou indirecte en raison du genre.
La LEFH a plus de 10 ans et ses fondements conceptuels n’ont fait l’objet d’aucune modification normative, pas plus que leur modification n’est prévue dans l’agenda politique actuel. Toutefois, rien n’est acquis. Il y a lieu de garder à l’esprit que ces concepts n’ont de sens que s’ils correspondent à la réalité contemporaine de la société espagnole.
Sur le plan législatif, il conviendrait d’améliorer certains aspects problématiques de la loi de la violence du genre afin d’éviter les situations de victimisation institutionnelle des victimes de la violence de genre et, surtout, d’adopter une nouvelle loi de conciliation famille-travail fondée sur l’idée de coresponsabilité parentale.
Quant à l’efficacité des normes juridiques, la nécessité d’investir des fonds publics dans les politiques d’égalité est essentielle pour mettre fin aux préjugés sexiste qui entravent leur efficacité. En particulier, une meilleure connaissance technique de la part des opérateurs juridiques (juges, procureurs, avocats) est nécessaire. Dans certains pays, des principes directeurs régissant l’application du droit dans une perspective sexospécifique ont été élaborés afin d’empêcher que les décisions de justice ne reposent sur des préjugés sexistes qui désavantagent les femmes par rapport aux hommes (tel est le cas du Mexique).
La loi organique de l’égalité entre les femmes et les hommes constitue une avancée majeure pour les femmes. Son caractère constitutionnel constitue un obstacle pour la modifier, voire l’abolir. Tel est le souhaite le parti d’extrême-droite Vox. Toutefois son application est à la merci des contingences budgétaires et de l’attitude des opérateurs juridiques. Ceux-ci ont besoin d’une information et d’une formation pour pouvoir utiliser la LEFH de manière optimale. C’est pourquoi, des professionnels du Droit organisent des cours sur l’égalité de genre, en collaboration avec les tribunaux et les barreaux d’avocats. Un exemple ou une source d’inspiration pour les législateurs et opérateurs des pays plus ou moins proches de l’Espagne.
[1] Ley Orgánica 3/2007, de 22 de marzo, para la igualdad efectiva de mujeres y hombres, BOE, núm. 71, de 23 de marzo de 2007
[2] Voir nos articles précédents: La lutte contre la-violence de genre en Espagne: incertitudes pour une loi pionnière. La violence de genre en Espagne, une legislation pionnière efficace?
[3] Arrêt de la CJUE, du 30 septembre 2010, aff. Roca Álvarez, C-104/09.
[4] Arrêt de la CJUE, du 22 novembre 2012, aff. Elbal Moreno, C-385/11.
[5] Arrêt du Tribunal suprême (4ème salle), STS, du 21 décembre 2009.
Photo: EIGE
(*) Frédéric Mertens de Wilmars (Bruxelles, 1973) est docteur en droit constitutionnel. Il est professeur à l’Université européenne de Valencia et à la faculté de Droit de l’Université de Valencia. Il y enseigne les Droits humains, les Droits économiques et sociaux, le Statut juridique de la femme ainsi que les Relations internationales. Il est, en outre, professeur invité dans diverses universités européennes et latinoaméricaines. Depuis 2015, il participe à un master online d’égalité de genre destiné aux juges et avocat(e)s mexicain(e)s et colombien(ne)s. En 2017, il reçut le premier prix national de la fondation Alares pour l’ensemble de ses travaux et recherches sur les questions juridiques de l’égalité de genre et de l’équité.
Il a récemment publié: «L’arrêt Kalanke de la Cour de Justice de l’Union européenne et les actions positives en droit communautaire. Vingt ans plus tard… », in Briatte, A.-L., Gubin, E., Thébaud, Fr., (sous dir.), l’Europe, une chance pour les femmes? Le genre de la construction européenne, Éditions de la Sorbonne 2019; “La equidad y las mujeres en los Derechos Humanos”, in de Lucas, J. et alii (org.), Pensar el tiempo presente: homenaje al profesor Jesús Ballesteros Llompart, ed. Tirant lo Blanch, 2018; “L’exclusion des femmes d’une communauté de pêcheurs espagnols. Qui a un fils a une propriété, qui a des filles n’a rien”, in Talahite, F. y Deguilhem, R. (coord), Femmes et droits de propriété, Les Cahiers du genre nº 62.
Ici des articles publiés dans l’Equality blog: https://timeforequality.org/te…/frederic-mertens-de-wilmars/
Photos: @ Raoul Somers
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