Texte de Dominique Sander-Emram, publié sur Femmes Magazine Luxembourg juillet 2013
Si Paola Di Nicola a choisi de publier son livre sous le titre «La giudice» (La juge), dans un pays et une langue qui n’admettent que le genre masculin accolé à certaines professions, ce n’est pas par hasard, loin s’en faut! Exigeante envers elle-même comme envers les autres, elle s’est en effet interrogée avec honnêteté sur un épisode perturbant qui mêlait féminité et exercice de son métier. Un livre d’une rare intelligence, présenté à Luxembourg à des spectateurs visiblement séduits par la femme, … et la juge
«LA GIUDICE», EST-CE UN ESSAI? UNE AUTOBIOGRAPHIE?
Il est le fruit d’un parcours personnel et douloureux d’affranchissement d’un modèle masculin. Il m’a fallu vingt ans pour signer moi-même «au féminin». C’est arrivé après l’interrogatoire d’un accusé qui m’a regardée, scrutée, évaluée, pour me traiter finalement avec une condescendance réservée aux femmes et certainement pas à l’institution que je représentais. Être considérées, même par ses collègues, essentiellement comme des mères, de fait ou potentielles, et donc à risques d’absences, culturellement je ne l’ai pas supporté, mais surtout j’ai voulu le comprendre dans une perspective historique. J’ai découvert qu’en Italie, ce n’est
qu’en 1963 qu’a été «autorisée» l’entrée des femmes dans le système judiciaire: c’était il y a peu, si peu par rapport à des siècles de préjugés. Le défi est maintenant non pas d’exercer ce métier, mais de ne pas s’inféoder à un modèle masculin.
En écrivant ces réflexions, en étudiant ma profession, j’ai découvert que la toge que je portais était «différente» de celle de mes collègues hommes, car en dessous se cachait un parcours historico-culturel différent. J’avais été victime de préjugés qui m’avaient empêchée de devenir un juge parce que femme (il suffit de lire les travaux de l’Assemblée constituante italienne, qui excluaient les femmes de la magistrature parce qu’intellectuellement incapables de juger), pas mes collègues hommes.
EN ITALIE, IL Y A PRESQUE AUTANT DE FEMMES QUE D’HOMMES DANS LA MAGISTRATURE. EST-CE UN PHÉNOMÈNE RELATIVEMENT NOUVEAU?
Depuis des années, nous sommes nombreuses dans les tribunaux et les gens sont habitués à notre présence. Au dernier concours, femmes et hommes se sont présentés à égalité. 68% des lauréats ont été des femmes. Or, jusqu’en 1963, le pouvoir judiciaire a été interdit aux femmes, en dépit de l’art. 3 de la Constitution qui consacre le principe de l’égalité! Mais je crois qu’il y a encore un préjugé culturel envers les femmes, difficile à éradiquer et qui se manifeste par des regards, des silences, des attitudes, des plaisanteries. Les femmes n’ont jamais exercé le pouvoir dans les sociétés occidentales. Le monde de l’interprétation de la loi leur a été fermé depuis 2000 ans, et quelques décennies ne suffisent pas à modifier une attitude, avant tout culturelle, qui existe certainement encore en nous-mêmes. Gennaro, le parrain que j’ai interrogé en prison et dont je parle dans mon livre, en est l’exemple même.
PAOLA, VOUS AVEZ DONC CHOISI D’EXERCER LE MÉTIER DE JUGE, PAS CELUI D’AVOCAT. EST-CE UN HASARD?
Je voulais être juge non pas simplement parce que mon père était magistrat, mais en raison de sa façon de l’être. Mon père est devenu juge antiterroriste quand j’avais 12-13 ans. Il avait une escorte armée, composée de policiers plus jeunes que mes sœurs aînées, et, chaque jour, j’avais peur d’apprendre qu’il n’était plus en regardant la télé. Mon père a eu, et a, une rectitude morale qui m’a marquée. Il a travaillé quinze heures par jour tous les jours, y compris les dimanches et les périodes de Noël. Il avait chargé le concierge de rendre tout ce qui lui était offert, peu importe de qui cela provenait. Avec ma mère, il a toujours vécu en banlieue, dans une petite maison en location, et a toujours eu du courage. Son exemple m’a marqué et a eu plus de valeur qu’aucun autre.
VOUS AVEZ TOUTEFOIS ÉTÉ TRÈS IMPRESSIONNÉE PAR D’AUTRES JUGES ITALIENS AU DESTIN TRAGIQUE…
J’ai rencontré de grands magistrats tels que Giovanni Falcone, qui a été tué par la mafia, Mario Amato, tué par des terroristes à un arrêt de bus, car sans escorte, et beaucoup d’autres qui sont des références institutionnelles pour tout le pays. Je voulais être juge pour que l’emportent la conviction, la dialectique et les règles sur les armes, la destruction de l’opposition politique, l’abus, comme pendant la période du terrorisme en Italie.
ON VOUS SENT TRÈS ADMIRATIVE…
J’ai eu la chance de connaître des magistrats qui avaient foi dans la Constitution italienne, dans les institutions de notre pays, qui ont travaillé sans peur des puissants, avec une grande générosité, sans compter les heures. Nous sommes encore nombreux, assistants compris, à continuer à croire en notre travail, malgré le peu de cas que l’Etat fait de nous et les restrictions financières toujours plus importantes.
EN QUOI CONSISTE VOTRE TRAVAIL?
C’est un travail d’écoute quotidienne. Je dois décider si les témoins présents dans la salle d’audience sont crédibles ou non. J’écoute la version des accusés et de leurs accusateurs, j’évalue les preuves apportées par la
défense et l’accusation. En face de moi se répète pour la deuxième fois ce qui a bouleversé la vie de ces gens: violences sexuelles, blessures, bagarres, trafic de drogue, faillites… Il me revient ensuite de prendre la décision de les ‘absoudre ou de les condamner,’ et je rédige la sentence, c’est-à-dire le motif qui soutient ma décision, prise «au nom du peuple italien». C’est un travail délicat de synthèse et de reconstruction de ce qui a été brisé, en appliquant la loi, la Constitution italienne.
POURQUOI AIMEZ-VOUS TANT CE MÉTIER?
Je pense qu’être juge est l’activité la plus intéressante et la plus incisive que l’on puisse exercer! Vous entrez dans l’Histoire de la coutume sociale, dans la vie économique et culturelle d’un peuple. On interprète la volonté du peuple telle qu’elle est passée dans ses lois, on écoute la vie des gens qui s’écoule. C’est un travail difficile, mais seulement pour ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas regarder la réalité qui s’offre à eux, pour ceux qui n’ont aucun sens des institutions et de la limite.
LA MANIÈRE DE «DIRE LE DROIT» A-T-ELLE CHANGÉ AVEC LA PRÉSENCE DE MAGISTRATES?
L’engagement civil,
quelque soit le domaine.
Je n’aime pas
Celui qui ne prend
pas position,
qui ne s’expose pas.
L’importance du point de vue féminin est essentielle. Il s’agit de donner la parole à un point de vue exclu pendant plus de 2000 ans de l’Histoire de l’interprétation. C’est un point de vue ni pire, ni meilleur, mais différent, avec ses limites et ses richesses. Il serait naïf de penser que ce passage de la femme, de l’absence à la présence, ait eu lieu sans laisser de trace, jour après jour, dans les tribunaux et dans nos jugements.
Même dans le système judiciaire, comme dans d’autres domaines, nous, les femmes, nous avons adopté des modèles qui sacrifient celui qui nous est propre, comme l’intuition, l’écoute, l’attention, la profondeur. Nous risquons de nous perdre, simplement dans le but de nous glisser dans une toge taillée par d’autres et sur d’autres. Le défi est de défendre les différences entre hommes et femmes dans une nouvelle perspective culturelle, qui voit décliner les articles au féminin et au masculin au point de devenir, pour cette seule raison, plus riche et plus réel.