On a tendance à oublier les souvenirs agréables et à se rappeler des choses horribles. On se souvient des bons moments uniquement grâce aux vidéos. À une époque, quand je rentrais de l’école, je mettais la cassette des vidéos de ma mère Miriam dans le magnétoscope et je la regardais. Je ne voulais pas que son souvenir s’efface, car ce qui fait beaucoup souffrir les enfants devenus orphelins à cause d’un féminicide, ce sont les images qui s’estompent. En plus de devoir encaisser la douleur causée par l’homicide, de faire face à la difficulté de grandir et d’intégrer le fait que l’on a un père meurtrier, on a aussi la mémoire qui commence à vaciller.
Giacomo a vingt et un ans, mais comme il le dit lui-même, les « orphelins spéciaux », c’est-à-dire les enfants dont la mère a été tuée par le père, grandissent beaucoup plus vite que les autres.
On se retrouve à l’école avec d’autres garçons et filles et on est différents, même si on ne veut pas être considérés comme tels, car c’est nous qui devons choisir qui nous voulons être et de quelle manière. On comprend certaines choses plus tôt que les autres. Quand les autres enfants voient quelqu’un se faire gifler, ils se sentent mal, tandis que dans ces moments-là, nous, les orphelins de féminicide, on voit notre vie défiler devant nos yeux : pour nous, une claque représente une douleur immense.
Avec le féminicide, tous les paramètres normaux de la « perte » d’un parent disparaissent. Perdre sa mère car son propre père l’a tuée, c’est un double traumatisme. Certains souvenirs imprimés dans la mémoire lors des premières années de vie ressurgissent sous la forme de flashs auditifs, tactiles et visuels.
En Italie, on estime que, en cinq ans, 427 000 mineurs ont vu leur mère être victime de violences domestiques. Ces garçons et filles ont été les témoins directs de mauvais traitements ou ont remarqué les ecchymoses, les blessures, les portes, les chaises et les tables cassées à la maison.
Dans mon histoire, on retient surtout l’homicide en lui-même, mais on devrait aussi être choqués par les violences physiques et psychologiques subies par ma mère. Il était d’une jalousie qui tournait à l’obsession et la situation a empiré après leur séparation.
Elle, elle avait toujours eu la certitude qu’il finirait un jour ou l’autre par la tuer. Elle recevait des menaces de mort, ses proches lui disaient de ne pas sortir seule de chez elle mais elle, elle voulait vivre. Je ne veux pas dire par là qu’elle voulait s’amuser comme une folle, non, elle voulait simplement travailler, aller à l’église, sortir avec moi. Ma mère aimait la liberté. Mon père surgissait de nulle part : il l’attrapait par les cheveux, lui donnait des coups de pied et de poing, devant tout le monde. Une fois, elle était dans une cabine d’essayage, il est arrivé et il l’a cognée. Je me souviens des endroits où ça se passait car je commençais à paniquer et à regarder autour de moi.
Il la frappait le soir et il nous mettait dehors ; on restait sur les escaliers, dans le froid, pendant toute la nuit et elle pleurait et me prenait dans ses bras. Lors d’une audience dans le cadre de la procédure de divorce, mon père m’avait attrapé par le col de ma chemise et traîné depuis le parking du tribunal jusqu’à la salle d’audience. J’avais tenté de me rebeller mais je n’arrivais pas à toucher le sol avec mes pieds. Il était donc entré dans la salle en hurlant : “Regarde ta mère, cette pute.” Je me souviens précisément d’avoir ressenti du désespoir, j’étais perdu, je ne savais pas ce qui se passait.
Lorsqu’il a eu dix-huit ans, Giacomo a changé de nom de famille pour prendre celui de sa mère. Une fois majeur, il a voulu endosser un rôle public.
Le temps passait et la douleur grandissait. Dès que j’entendais parler d’un féminicide, c’était comme si ma mère était assassinée une nouvelle fois.
*Les noms ont été changés pour protéger l’identité de l’orphélin de féminicide
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