Au pays du mensonge, la vérité apparaît comme une maladie. (Gianni Rodari, Les Histoires)
Avant d’être un juge et un détenu, nous étions une femme et un homme qui s’affrontaient en un duel de regards. Moi je savais tout de lui, alors que lui ne savait rien de moi, à part mon nom.
Grâce aux écoutes téléphoniques je connaissais tous les aspects de sa vie : son fils avait eu de la fièvre et sa femme était inquiète ; son entreprise allait à vau-l’eau ; il déversait les déchets sans limites ni pudeur dans une plaine magnifique et se dépêchait de les recouvrir de terre ; il avait un nom de code très vilain ; il n’était pas capable de prononcer une phrase de plus de cinq mots. J’avais appris toutes ses faiblesses, sa manière de parler, ses ruses, son mépris pour les règles et les institutions.
Mais je ne savais rien du ton de sa voix ou de la couleur de ses yeux.
Avant l’interrogatoire, j’avais essayé de l’imaginer. C’était un homme par moments brun et grand, puis soudain petit et osseux comme mon boulanger, puis robuste au teint clair comme le professeur de ma fille. Le fait est que j’étais très curieuse de mettre un visage sur ce nom qui remplissait, page après page, mon ordonnance de « placement en détention provisoire » où il était décrit comme l’un des plus gros trafiquants de déchets ayant détruit sans aucun scrupule la Campanie.
C’était la première fois que j’allais à Poggioreale. Ce quartier de Naples, dans lequel mon ami Don Tonino Palmese célébrait la messe et qui était tant suivie et si émouvante que les fidèles applaudissaient, était une prison pour moi. Clang, clang, clang. C’était le sinistre son des portes de fer qui s’ouvraient et se fermaient l’une après l’autre sous le regard immobile d’une madone en plâtre. À chaque clang je sentais en moi une secousse et l’envie irrésistible de rebrousser chemin.
Et pourtant c’était moi le juge. Mais entre une porte de fer et l’autre, j’étais de plus en plus nue, remplie de peur, d’angoisse, de doutes. J’étais tout autre que cette juge qui avait signé des centaines de pages remplies de nombres, noms, dates et de quintaux de déchets. À ce moment-là, j’avais oublié tout ce que j’aurais dû demander à cet homme qui m’attendait ; comme quand petite, j’étais interrogée en mathématiques au tableau, devant toute la classe et bien qu’ayant étudié jour et nuit, j’étais prise de l’angoisse de ne pas savoir, de ne pas être.
En moi grondait le son sinistre du bruit de fer des dizaines de clefs et des innombrables grilles qui se fermaient d’un poids insoutenable.
Dans le couloir ciré, on entendait seulement le bruit de mes talons qui juraient avec ses murs très hauts et les néons allumés même de jour. Je voulais disparaître avec mes chaussures incongrues de femme. Et de penser que c’était la première fois que je les mettais ! Qu’est-ce qui m’avait pris de les mettre justement aujourd’hui ?
Je me sentais observée par tout le monde car je n’étais pas à ma place ici, j’étais hors contexte avec mon chemisier et ses petites fleurs que m’avait offerte ma sœur Elisa et le collier de perles de tante Luciana. Les amulettes que je portais les jours difficiles, ici détonnaient de manière inopportune et juraient avec l’uniforme bleu foncé des gardiens. Dans la prison, on ne pouvait admettre les couleurs vives, les yeux bleus rieurs et les cheveux blonds légèrement décoiffés accompagnés du battement frivole de mes talons sur le parquet. Je sentais bien qu’avec cette apparence, cette manière de marcher, de remplir les couloirs, je prenais le risque de ne pas être prise au sérieux, de ne pas être considérée pour ce que j’étais et qu’institutionnellement je représentais. Le contraste entre moi et ce sombre environnement que je traversais était trop fort, il me faisait mal et me mettait profondément mal à l’aise. Mais maintenant j’y étais, moi et toutes ces parties de moi qui étaient lourdes comme du plomb. À ce moment, j’aurais voulu porter un costume sombre, avec une cravate sobre assortie et si possible avoir une barbe grise bien taillée encadrant un visage sérieux et impénétrable. Si j’avais été comme ça, si je m’étais présentée comme ça, alors je ne me serais certainement pas sentie aussi hors contexte et inadaptée à la prison, aux gardes, à Gennaro.
Avec mon jeune et affable assistant, nous nous installions dans la salle d’interrogatoire qui me rappelait le monastère de Camaldoli, près d’Arezzo. Petite, intime, propre, nue, sans aucune humanité ou superflu. C’était dans cette sorte de confessionnal laïc que je devais attendre « mon détenu ».
Pendant l’attente, je cherchais à réorganiser mes idées, à relire les passages de l’ordonnance d’incarcération de cet homme et les questions que je devais lui poser, questions soigneusement notées l’une après l’autre sur une feuille à part que maintenant je ne trouvais plus dans mon sac de Mary Poppins.
Un attaché-case marron avec des fermetures automatiques en or aurait été plus adapté pour conserver les notes ; un tel sac n’aurait pas chiffonné les feuilles et m’aurait donné une apparence plus professionnelle. Mais les attaché-cases, je les ai toujours tellement détestés que j’en suis arrivée à préférer me perdre dans mon vieux sac bleu plein de surprises, des œufs Kinder, des tickets de caisse froissés, des clefs oubliées, des stylos sans capuchon.
Tout s’entassait confusément dans ma tête et je ne me sentais pas prête à faire face à ce maudit interrogatoire pour lequel je croyais m’être bien préparée et qui m’avait fait passer une nuit blanche.
Cette prison, avec toutes ses clefs, m’avait renfermée sur moi-même.
Quand finalement on m’a annoncé l’entrée de Gennaro et de son avocat, mon cœur a commencé à battre comme un tambour. J’ai réajusté mes cheveux avec le geste habituel de l’index les rabattant derrière l’oreille et je me suis répétée inutilement des dizaines de fois « c’est moi le juge, c’est moi le juge, respire, respire » en recherchant un peu de contenance et de maîtrise de soi.
Il est possible que Gennaro, sans le savoir, ait compris tout ce qui se passait en moi avant même de franchir le seuil, car lorsque nous nous sommes retrouvés l’un en face de l’autre, il s’est montré effronté, fort, sûr de soi. Son regard arrogant m’avait complètement enveloppé ; aucun détail de ma personne ne lui avait échappé, ses yeux rusés continuaient à me parcourir, sûrement pour me mettre à l’épreuve. Notre duel avait commencé. Gennaro voulait gagner à tout prix. Il essayait de faire prévaloir ma qualité de femme et sa qualité d’homme sur ma qualité de juge et sa qualité de détenu comme si ceci pourrait lui faire remporter la victoire et donc la liberté.
Je sentais que mes yeux étaient sur le point de se baisser. Non, je ne pouvais pas l’admettre, d’aucune manière. Encore quelques minutes et je me serais écroulée car je ne sentais que le poids de mon collier de perles et de mon impérieuse féminité et pas leur diversité fondamentale et évidente.
L’orgueil et le courage d’être une femme avaient finalement pris le dessus.
Gennaro croyait que sa virilité le plaçait une marche au-dessus de moi, une montagne au-dessus de moi, une histoire millénaire au-dessus de moi. Dans notre duel, fait de regards et de sensations, duel par lequel l’interrogatoire avait commencé, c’est lui qui gagnait car moi j’essayais seulement de cacher, maladroitement, ce qui me faisait douter et m’embarrassait, à savoir, avant tout autre chose le fait d’être une femme.
Comme s’il était possible de le cacher, comme si c’était une honte, comme si le fait d’être une femme me rendait inévitablement faible, incapable, complaisante à ses yeux, à sa culture, à sa subculture.
Derrière cet état d’esprit, il y avait les ombres des femmes venues avant moi et écrasées par le poids de leur ignorante inadéquation. Je sentais le bruit des vagues qui avaient, jour après jour, lavé leur cerveau et leur conscience : incapables, inaptes, manquant d’assurance, fragiles.
Pendant des siècles, leur intelligence, leurs talents, leurs capacités, leur feu créatif avaient été volés ; comme leur espace et leur temps, à cause de ce corps qui ne pouvait vivre sa vie propre mais devait rester au service des autres. Assister et soigner dans l’ombre, ou plutôt dans le noir. Le même noir qui j’imagine est tombé sur ma mère, blonde, si belle avec sa longue tresse tombant sur l’épaule, pleine de vie, éclairée d’un sourire chargé de projets et d’enthousiasme, quand mon grand-père lui a refusé l’inscription à l’école des beaux-arts car il n’y avait que des hommes. On a interdit à ma mère de libérer ses capacités parce la seule chose importante était son corps désirable qu’il fallait cacher. Pour la préserver des hommes, un autre homme, son père avait brisé ses rêves.
Elle, elle n’avait rien pu décider.
Moi, aujourd’hui face à Gennaro, je décidais pour moi et pour lui.
Face à cet homme, je sentais être le dernier maillon de cette histoire familiale, commune à tant d’autres qui l’avaient précédée. C’était maintenant que je me sentais, plus que jamais, la fille de ma mère et de toutes les femmes englouties dans le noir.
Sur cette route, je ne pouvais que perdre le duel et faire perdre l’univers féminin, en plus de l’Institution qu’en ce moment je représentais. L’enjeu était trop élevé. En une poignée de secondes, j’ai maintenu ferme mon regard, qui était devenu éclatant et fier, sur ses yeux noirs arrogants ; j’ai ressenti la fierté de mes cheveux mi-longs et légèrement décoiffés, du collier de ma tante, des fleurs colorées du chemisier de ma sœur et de mes talons qui malheureusement étaient sous la table et ne pouvaient plus montrer leur frivolité. À présent, je ne voulais plus cacher ce que j’étais et ce que, malgré moi, tout le monde pouvait voir. Je comprenais que c’était seulement en vivant avec courage ma différence envers cet homme trapu que je pourrais mener un interrogatoire d’une manière professionnelle et me sentir enfin un juge.
Moi, je m’étais présentée devant Gennaro, préparée, arrangée, maquillée et bien habillée par respect pour mon rôle, mais plus encore pour son rôle. Par contre Gennaro n’avait pas fait cet effort. Il était négligé, sans cravate, la barbe inculte et surtout, sans peur et sans respect.
Maintenant que je me sentais sûre de moi, libérée des politesses, l’interrogatoire pouvait commencer.
« Bonjour, je suis Madame Di Nicola”.
J’ai toujours estimé que la moindre des politesses était de de dire bonjour et de se présenter.
Le ton de ma voix avait changé, comme si elle venait d’une autre personne. Elle était sourde, grave, profonde, aimable et froide. Détachée. Cela provenait de la transformation physique et caractérielle qui s’impose à moi, impérieusement, quand je dois réagir à un abus, quand je suis en colère contre quelqu’un, quand je dois affronter une situation difficile. Je trouve étrange que ça arrive même quand je porte les vêtements d’une institution sérieuse et solennelle. Peut-être qu’à l’intérieur, dans un endroit profond de mon être, pour paraître ainsi, je dois prendre la voix inquisitoriale de mon père, celle qu’il prenait lorsque moi et mes sœurs avions fait une bêtise. Pas la voix de ma mère, qui dans les mêmes occasions, avec un ton moqueur et un peu espiègle, savait déjà ce que nous avions fabriqué et laquelle de nous quatre avait fait le coup.
Voilà donc l’autre moyen de me défendre.
Si ma vue demandait un effort physique et intellectuel pour se ressaisir, ma voix était parvenue à faire plus et mieux. Elle s’était placée sur une corde que je ne pensais pas avoir et qui appartenait à une partie cachée reçue sans m’en apercevoir : mon modèle de magistrat. Cela je ne le voyais pas. Je l’avais vécu, bu, mangé et à présent digéré, peut-être depuis toujours.
Mon père, un guide encombrant, était un homme magistrat.
Ses amis, qui étaient souvent venus à la maison et avait dégusté le timballo de scrippelle de ma mère, étaient tombés sous les balles pour accomplir notre démocratie. Ils s’appelaient Giovanni Falcone, Girolamo Minervini, Mario Amato et Giacomo Ciaccio Montalto et étaient eux aussi des hommes magistrats.
Les représentants du ministère public dans l’opération « Mains propres » qui avaient nettoyé une classe politique corrompue, redonnant ainsi crédibilité et dignité à la politique et à la gestion de la chose publique étaient des hommes magistrats. Giancarlo Caselli, Armando Spataro, Marcello Maddalena, Mario Almerighi, Giovanni Tamburino, Pietro Calogero que j’ai connus quand j’avais encore des tresses et qu’aujourd’hui j’ai l’honneur d’appeler collègues, font la fierté de la magistrature pour leur lutte contre la mafia, contre le terrorisme et contre la criminalité économique et politique. Ils étaient des hommes magistrats.
Vladimiro Zagrebelsky, Giorgio Lattanzi et Ernesto Lupo qui m’avaient donné tant de conseils pour mes études, et dont les débats juridiques après le dîner chez nous ou chez eux avaient stimulé ma soif de connaissance et qui aujourd’hui sont des références institutionnelles indiscutables, étaient des hommes magistrats.
Et même mes tuteurs, les collègues désignés pour m’enseigner ce métier, qui avaient marqué mon esprit d’une manière décisive concernant la manière d’exercer et de comprendre au quotidien la profession de juge, étaient tous des hommes magistrats.
Mais à l’arrière-plan, il y avait eu une femme.
Elle s’appelait Francesca Morvillo et avait été tuée à côté de son compagnon quand elle avait mon âge.
Cette femme se déplaçait d’une allure grave, simple et élégante entre les bancs serrés et étroits des examens écrits du concours de la magistrature.
Elle faisait partie des examinateurs.
Je me souviens que quand elle est passée à côté de moi, je l’ai regardée avec admiration pendant qu’elle continuait son chemin calme et silencieux, pour contrôler les rangs des aspirants magistrats angoissés par l’examen difficile qu’ils étaient en train de passer.
Nous savions que cette femme était juge à Palerme. Pour nous, filles et garçons, penchés sur ces feuilles depuis des heures, c’était une fonction fabuleuse qui rappelait l’engagement judiciaire et civil et demandait du courage, tant de courage. Comme celui de Placido Rizzotto, de Peppino Impastato, de Pio La Torre, de Carlo Alberta Dalla Chiesa et de bien d’autres encore.
Beaucoup d’entre nous étaient là dans cette énorme salle de l’Ergife à Rome pour devenir comme Francesca Morvillo qui faisait son travail de juge avec rigueur et sans bruit.
Après les écrits du concours, cette femme magistrat, après être passée à côté de moi sans savoir que j’existais mais sentant sûrement mon regard, notre regard sur son dos revêtu d’un tailleur fin (c’est l’image que j’en garde) s’était envolée pour la Sicile.
Je l’imagine en voiture, assise à côté de son mari Giovanni Falcone et lui parlant en souriant de ces milliers de jeunes dans une salle remplie d’émotion et de tension. Une détonation à Capaci ce même jour nous avait témoigné son sérieux et son engagement définitif. Nous, ses futurs collègues qu’elle avait enveloppé en dernier de son regard doux.
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