Paola Di Nicola, La Giudice. Una donna in magistratura, Ghena, 2012
« Je me sentais observée par tout le monde car je n’étais pas à ma place ici, j’étais hors contexte, avec mon chemisier à petites fleurs que m’avait offert ma sœur Elisa et le collier de perles de tante Luciana. Ces amulettes que je portais les jours difficiles, ici détonnaient de manière inopportune et juraient avec l’uniforme bleu foncé des gardiens. Dans la prison, on ne pouvait admettre les couleurs vives, les yeux bleus rieurs et les cheveux blonds légèrement décoiffés accompagnés du battement frivole de mes talons sur le parquet. Je sentais bien qu’avec cette apparence, cette manière de marcher, de remplir les couloirs, je prenais le risque de ne pas être prise au sérieux, de ne pas être considérée pour ce que j’étais et qu’institutionnellement je représentais ». (p.16)
C’est ainsi que Paola Di Nicola décrit le sentiment d’inadéquation ressenti en traversant les couloirs de la prison de Poggioreale à Naples; un sentiment fondé non pas sur un manque de professionnalisme, mais plutôt sur l’insécurité que sa féminité lui a instillée, en flagrant contraste avec l’environnement de la prison, et qui l’amène à penser qu’elle ne sera pas considérée comme digne de respect et d’autorité dans son rôle, par le simple fait d’être une femme. Cette sensation donne lieu à un duel intérieur entre l’insécurité que soudain lui transmettent ses cheveux blonds et ses chaussures à talons et la nécessité de ne pas perdre de vue sa fonction institutionnelle, un duel que Di Nicola commence à mener alors qu’elle se dirige vers le détenu qu’elle doit interroger, qui se poursuit pendant l’interrogatoire et qui, seulement après avoir été gagné, lui rendra le sens de la vue sur elle-même, sur son corps et sur son choix professionnel.
Pourquoi ce doute de ne pas paraître digne d’autorité en tant que femme ? Pourquoi cette crainte revient-elle s’installer comme un parasite dans l’esprit de la juge Di Nicola, lorsqu’elle se demande si les personnes présentes dans la salle du tribunal n’auraient pas préféré trouver un homme à sa place?
« Les hommes et les femmes présents dans la salle ne savaient pas que ce serait une femme qui les examinerait, les interrogerait, les jugerait. Sur la lettre qu’ils avaient reçue, il n’y avait que l’initiale du prénom suivie du nom de famille. Anonymes et sans distinction, comme la robe noire […] Je suis une femme et je m’appelle Paola. J’aimerais être dans la tête de ceux que j’ai en face de moi pour savoir s’ils s’attendaient à rencontrer un Pietro, un Patrizio, un Paolo, un Pierluigi, un Piercamillo et non une Paola. Mais plus encore j’aimerais savoir pourquoi. Des siècles de préjugés se cachent derrière cette question. » (p. 40).
Pourquoi donc la juge Di Nicola se demande-t-elle si son appartenance au genre féminin brisera son autorité vis à vis d’un accusé dans une salle de tribunal? La réponse est offerte à différents moments et avec la plus grande clarté par l’auteure : comme toutes les femmes juges, elle a hérité d’une histoire d’exclusion de l’exercice du pouvoir judiciaire et porte en elle, comme toutes les femmes, une mémoire millénaire de subordination et de marginalisation.
Paola Di Nicola est elle-même fille d’un juge et depuis son enfance elle a été entourée par les collègues de son père, des hommes remarquables, avec un sens profond de l’Etat, qui ont représenté pour elle un modèle et un encouragement à entrer dans la magistrature, mais qui ne pouvaient pas lui expliquer que la toge peut prendre un sens différent selon qu’elle est portée par un homme ou par une femme (interview).
Ses modèles ne pouvaient pas lui expliquer le poids de la différence de genre, pour la simple raisons qu’ils ne l’avaient jamais vécue:
« Mais si pour un homme il y a seulement (si l’on peut dire) la difficulté objective de se confronter à ce qu’on représente et qu’on est, c’est-à-dire, son professionnalisme, pour une femme il faut ajouter autre chose, qui est nécessairement antérieure à cette étape : être reconnue par l’interlocuteur, quel qu’il soit, comme magistrat et non comme l’autre moitié du ciel qui, pendant des millénaires, a été exclue de tout lieu décisionnel parce qu’inadaptée, incapable, irrationnelle. » (p. 29).
Les femmes et la magistrature en Italie: une histoire d’exclusion
Avant d’intégrer la magistrature, Di Nicola ignorait que cette profession avait été refusée aux femmes par un choix conscient d’exclusion. L’histoire conserve par contre la mémoire de cette discrimination, et la juge ne craint pas de rouvrir les dossiers poussiéreux des travaux de l’Assemblée constituante et de retrouver le débat qui avait eu lieu pour décider si accorder ou non aux femmes le droit d’exercer la fonction de magistrat. Di Nicola nous guide ainsi dans la bibliothèque de la Cour Suprême, dans le secteur qui abrite les travaux de l’Assemblée et nous offre un aperçu sur cette étape fondamentale de la République italienne, retraçant la variété des stéréotypes de genre mis en scène à cette occasion, et qui représentaient les femmes comme hystériques et passionnelles ou comme un agréable ornement des institutions masculines. A cette époque l’Assemblée avait opté pour un principe général d’égalité, tout en gardant le silence sur l’opportunité pour les femmes de devenir juges. Depuis lors, le premier concours ouvert aux femmes a eu lieu en 1963 (Fiche thématique : Les femmes et la magistrature en Italie).
En Italie, les femmes ont été exclues des salles de justice non seulement en tant que juges, mais même en tant que victimes, et l’auteure ne manque pas de rappeler cette blessure, en retraçant le célèbre procès pour viol de Latina. C’était l’année 1978, Fiorella, alors agée de 18 ans, avait traduit en justice les quatre hommes qui l’avaient enlevée et violée pendant une journée entière. Le procès fut filmé et diffusé l’année suivante par la télévision italienne, RAI, sous le titre « Procès pour viol « (Processo per stupro), offrant ainsi à l’opinion publique italienne l’image d’une justice violente envers les femmes, qui allait jusqu’à autoriser des attitudes de plaisanterie complice entre les hommes présents dans la salle – avocats, accusés et juges – et surtout, la transformation de la victime en accusée. (Fiche thématique : Procès pour viol).
Le plafond de verre
Depuis l’accès des femmes à la magistrature, en passant par ce procès pour viol, et jusqu’à ce jour, “on a assisté à une révolution silencieuse […] le changement radical produit par l’entrée massive, après des milliers d’années, d’un point de vue nié, d’une histoire cachée, d’une culture violée, à l’intérieur du lieu masculin par excellence” (p. 68).
La révolution n’est cependant pas achevée. Bien que le nombre de femmes en magistrature ait connu une croissance exponentielle depuis 1963, Di Nicola observe comment, pendant vingt ans de carrière, elle n’a jamais eu une collègue comme chef de son bureau judiciaire; une observation empirique que les chiffres confirment.
« En 2010, sur 153 présidents de tribunaux, seules 12 étaient des femmes (8%), de même que sur 158 procureurs de la République, seules 11 étaient des femmes (7%) ; deux ans plus tard, les femmes dirigeant une juridiction sont passées à 18%, c’est-à-dire le double, et au Parquet, elles sont 11%. À la Cour de cassation, il y a maintenant 3 femmes présidents de section (sur 44) et 59 conseillers (sur 230) […] au parquet général de la Cour de cassation, il y a 4 femmes pour 52 hommes […] et seulement deux femmes sont membres du Conseil supérieur de la magistrature. » (p. 101)
S’il y avait plus de femmes aux échelons supérieurs, se demande l’auteure, les choses seraient-elles différentes? Sa réponse révèle toutefois d’emblée un grand scepticisme envers une approche purement quantitative à ce problème ; comme son expérience professionnelle le lui a appris : « exercer en tant que femme, dans les lieux de pouvoir, ne suffit pas. Il faut s’affirmer avec courage, prendre en compte et assumer le fait d’avoir un point de vue souvent différent, après avoir identifié et valorisé cette différence « (p. 104).
Il genere nel linguaggio
Vers la conclusion, Paola Di Nicola continue sa réflexion sur le langage, et sur l’utilisation du masculin en tant que neutre, qui absorbe le féminin et le supprime (Fiche thématique : Genre et langage). C’est le langage des codes, où l’auteur d’un délit et la victime sont toujours un “homme”, même si cela produit des paradoxes logiques, comme dans la loi sanctionnant les mutilations génitales féminines qui désigne la victime en utilisant le masculin. Comment se peut-il que les organes génitaux féminins soient mutilés chez « un mineur », chez « un citoyen « ? – c’est la question rhétorique que Di Nicola se pose.
« L’homme est le nom générique et l’être féminin est un « élément indifférent », au plus un corps qui reproduit des êtres humains. Et ainsi nous effaçons d’un trait de plume toutes les femmes qui se font tuer chaque jour simplement parce qu’elles sont des femmes, parce que leurs hommes n’acceptent pas la fin d’un amour ou leur désir d’autonomie. » (p. 121).
On retrouve la neutralisation du féminin aussi dans le langage ordinaire et dans la façon de se référer à certaines professions, un exemple pour tous “Le juge” qui prétend d’être à la fois masculine et féminin.
A la fin d’un chemin ardu vers la prise de conscience et la mise en valeur de la différence des sexes dans un contexte prétendument neutre, Paola Di Nicola décide de se nommer “La” juge.
« Le neutre masculin de la langue, du droit, des mots, m’a effacée sans ma permission, et moi je l’ai accepté sans protester, sans m’interroger, comme je l’ai fait lorsque j’apprenais mon texte de droit pénal, sans demander de comptes à personne. » (p. 150).
Aujourd’hui, consciente de son appartenance de genre et de son rôle dans la société, elle peut donc se rendre à l’atelier d’imprimerie et demander un tampon avec les mots “La juge Paola Di Nicola”.
Après tout, quel homme accepterait de se faire appeler en utilisant l’article féminin?
Carla Fronteddu, Time for Equality, 2013
Carla Fronteddu |
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